vendredi 23 mars 2007

Cinquante ans aujourd'hui !



Bordeaux, hôpital Pellegrin, nuit du samedi 23 au dimanche 24 mars 1957, 1 heure du matin : naissance de Jean-Marie, Vincent, Edmond Le Ray, fils de Bernard Paul Le Ray et Jacqueline Pierrette Durand.
Rome, le lendemain, signature du Traité instituant la Communauté économique européenne.
Je suis donc plus vieux que l'Europe. Le vieux continent, qu'ils l'appellent ! Vieux con..., vieux con..., vieux continent... (tant que c'est pas incontinent, ça va encore ;-)
Rome, samedi 24 mars 2007, 1 heure du matin, 50 ans plus tard, j'écris ce billet. Après tout, devenir quinqua, ça n'arrive qu'une fois dans sa vie (même si c'est parti pour 10 ans !). Entre ces deux dates, l'Europe s'est construite, paraît-il, moi aussi. Enfin, j'espère. :-)
Hugo en serait-il fier ? Comme dit Alain Decaux :
Hugo incarne son siècle mais on pourrait dire également que ce siècle-là galope derrière Hugo. L'un et l'autre croient à l'avenir, à ce radieux XX° siècle qui devait voir s'abattre les frontières, mourir la guerre, la misère, l'ignorance, naître de la fraternité universelle ce bonheur des hommes qu'annonçaient les utopistes, ces bien nommés.
À Guernesey, devant le chêne des États-Unis d'Europe qu'il planta dans la certitude que ces États seraient unis quand l'arbre serait grand, j'ai rêvé à ce qui fut de sa part illusion majeure et de la nôtre péché mortel. L'arbre est immense - et qu'avons-nous fait ?

* * *

Point commun entre ces deux événements, Rome, où je vis maintenant depuis plus de 20 ans (qui l'aurait dit ?). J'aime Rome, pas la Rome des guides touristiques mais celle des romains, les vrais, ceux de Trastevere ou Campo de' Fiori, j'aime leur générosité, leur accent, leur exubérance.
Un épisode pour les situer : une ruelle étroite, dans les parages de Via Panisperna, bordée de façades hautes des deux côtés, avec un peu partout des forêts d'antennes de télé sur les toits et ce linge aux fenêtres qui font tant sourire les français...
Je marche sur le trottoir de gauche et, une dizaine de mètres devant, je vois une dame d'un certain âge penchée au quatrième ou cinquième étage qui fait descendre un panier au bout d'une corde. Comme je continue d'avancer, une autre dame en vis-à-vis se livre à la même opération, et alors que j'arrive près du panier la première m'interpelle :
- « Garçon, ça te dérangerait pas de prendre ce qu'il y a dans mon panier pour le mettre dans celui d'en face ? »
- « Mais pas du tout ! », dis-je en m'exécutant volontiers. Or qu'y avait-il dans le panier ? Je vous laisse deviner, réponse en fin de billet...

* * *

C'était à mes débuts dans la capitale italienne, et il me revient à l'esprit un concours organisé par la Procure pour fêter ... les 50 ans de la librairie française, intitulé « Dernières nouvelles de Rome », auquel j'ai participé il y a deux ans (très exactement à l'époque où j'ai entrepris ce blog, en mars 2005). Je n'ai certes pas gagné le prix de Rome, mais je suis heureux que cela m'ait donné l'occasion d'écrire ce texte, dédié à mes beaux-parents et à Paul Bernard, mon fils, petit romain dans toute sa splendeur. Rien à voir avec Google, Internet & Co., mais il faut bien varier les plaisirs. Je vous le livre tel quel, en l'agrémentant de quelques liens. Bonne balade. Peut-être un peu longue, mais hautement charmante et recommandable...

Rome antique, Rome nouvelle

1983
Voilà déjà un an que je vis en Italie.
Première visite à Rome, dont j’ignore tout.
Dans un itinéraire suivant l’impulsion du moment, sans projet ni science, une errance m’ayant conduit de la Rome baroque à la Place de Venise, je quitte celle-ci en longeant l’Autel de la Patrie vers la Via dei Fori Imperiali, grande avenue qui mène droit au Colisée.
Après avoir parcouru quelques mètres j’avise à droite une montée, mais préfère garder le cap, d’instinct, mes jambes fatiguées se refusant à escalader le fort dénivelé.
Une dizaine de mètres supplémentaires et une deuxième ruelle annonce Via del Tulliano.
Je m’y engage sans trop savoir pourquoi, sinon qu’elle est plane et m’assure une marche plus reposante ; n’ai aucune idée de ce qui m’attend…
Encore quelques pas et une vaste façade en point de fuite attire mon attention. Je saurai plus tard que c’est la paroi latérale de l’église Saint-Joseph-des-Charpentiers, bâtie sur les deux niveaux du Carcer Tullianum, probablement le plus vieux monument de Rome, qui donne son nom à la rue homonyme : ce cachot noir et humide fut, entre autres, le terrible tombeau de Jugurtha, roi de Numidie, et de Vercingétorix, défait au siège d’Alésia, grand chef des braves et grand vaincu de la guerre des Gaules. Tandis que les Césars jubilaient de leur Triomphe
Pour l’heure, je n’aperçois au bas de l’édifice que de grosses barres grisâtres, peu avenantes, encadrées d’une corniche robuste en marbre blanc qui tranche avec la couleur brique des hauts murs, tout comme contrastent avec le ciel ensoleillé la froideur et la semi-obscurité caverneuses filtrant des interstices. Une inscription au fronton me fait lever la tête :
MAMERTINUM
Prigione dei SS. Apostoli Pietro e Paolo

Je ne connais pas la ville mais je sais l’italien : Prison des Saints Apôtres Pierre et Paul !


Quae dicitur custodia in qua incarcerati fuerunt beati Petrus et Paulus

Deux colonnes de lumière sombrées au fond d’un puits de nuit.
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Ma vue s’accoutumant à la pénombre, il me semble percevoir un trou dans le sol, par où s’échappent prières et gémissements, mêlés à l’eau jaillissante d’une source miraculeuse…
* * *

Absorbé dans mes réflexions, abîmé devrais-je dire, sous le choc considérable de cette découverte inopinée, difficile de refaire surface.
Finalement, je vais pour reprendre mon chemin, et tourne le dos aux tristes barreaux.
Or en faisant volte-face, la vision que saisit mon regard dans l’instant m’immobilise.
Stupéfait, j’en reste planté sur place, le souffle coupé par l’émotion, bouleversé par ce second choc, plus formidable encore que le premier ! À moins que ce ne soit la superposition violente et rapprochée des deux ?
Contact aussi soudain qu’est inouïe la beauté du spectacle déployé devant mes yeux ébahis…

  1. Mamertinum
  2. Belvedere d'où l'on a une vue panoramique sur le forum
  3. Capitole (actuellement, mairie de Rome, où fut signé le traité instituant la CEE)
  4. Place du Capitole
  5. Vittoriano (Altare della Patria, Tomba del Milite Ignoto)
  6. Via dei Fori Imperiali
  7. Centre du Forum

* * *

– « Connaissez-vous le Forum romain ?
– Une atmosphère unique au monde ! Une immensité d’anciens témoignages qui s’érigent et s’amoncellent sur quelque 4 km², décor d’une profondeur extraordinaire que nous donne à découvrir ce lieu de mémoire tel qu’il existait il y a plus de 2000 ans (si ce n’étaient les cohortes de visiteurs), un lieu public d’échanges et de rencontres où les romains se retrouvaient pour vaquer à leurs affaires, centre de la vie civile, religieuse, cœur de la ville où se concentraient les pouvoirs politique, législatif, exécutif, judiciaire et administratif de l’Empire.
Ce somptueux musée à ciel ouvert offre l’insigne avantage de pouvoir aller s’y perdre tôt le matin (quand les touristes dorment encore...), précisément « le genre de beauté auquel on se trouve sensible en se levant » disait le Sieur Beyle, pour s’abstraire dans la poésie omniprésente.
Le sol que l’on foule gît une bonne dizaine de mètres en contrebas de la Voie des Forums Impériaux, la ville moderne étant rehaussée par rapport à la cité antique, comme si chaque siècle avait tenu à dissimuler les traces des précédents – ont-ils autant honte les uns des autres ? –, à l’abri des furieux quadriges d’aujourd’hui, aux cent chevaux et aux quatre roues motrices…
Et dire que le Forum est resté à l’abandon pendant des siècles, jusqu’à l’époque où plusieurs campagnes de fouilles destinées à lui redonner sa splendeur oubliée furent ordonnées par … Napoléon : encore une histoire d’empereur, une fois n’est pas coutume !
Jadis marché aux bœufs ou champ des vaches (Campo Vaccino) paissant au pied du mont aux chèvres (Monte Caprino) – le Capitole, lui-même à l’origine champ d’huile (Campidoglio) –, cet espace n’était plus depuis le VIIIe siècle qu’un amas de décombres situé hors des murs de la cité, avec quelques monuments méconnaissables entourés çà et là d’hétéroclites bâtisses surgies du Moyen Âge. Jusqu’en 1811, année où commencèrent à être rasés greniers, maisons et granges à foin construits au milieu du Forum, voici le paysage que virent les contemporains de Stendhal,

Perspective vue du Colisée, avec en premier plan l’Arc de Constantin - G.B. Piranesi

qui nous rapporte dans ses Promenades romaines : – « D’où sont venus ces dix à douze pieds de terre répandus sur le sol de la Rome antique ? Cette terre couvre en partie la plupart des monuments, même ceux qui sont placés dans des lieux élevés. Ce ne sont point des débris de briques et de mortier, c’est de la belle et bonne terre végétale. »
De nos jours, toute cette belle et bonne terre a été déblayée depuis longtemps : partout ce sont des pierres blanches, des blocs énormes, comme erratiques (j’y ai vu des aïeux !), d’innombrables fragments de marbre, de travertin, de pépérin, tuf volcanique ainsi nommé par les romains à cause de sa ressemblance avec les grains de poivre pétris, ce sont des profusions de colonnes, des vestales riant dans l’eau argentine de vasques profondes et larges (une des richesses de Rome, les fontaines...), ce sont des basiliques prodigieusement hautes, le Sénat où siégeaient des félonies, et la tribune des rostres, « Tombeau de Cicéron », d’où les orateurs fendaient la houle plébéienne de harangues brutales, ce sont des arcs de triomphe annonçant la grandeur du Palatin, édifié sur des nécropoles étrusques (qui sait ?), avec la fosse adjacente d’un stade ostrogoth, que les barbares chevaux des armées d’Attila ne piétinèrent cependant pas (il est tout recouvert d’herbe grasse !) ; c’est encore, au sud, le Circus maximus – réminiscence des fameuses paroles « panem et circenses » –, c’est enfin, traversant l’Histoire, cheminant d’ouest en est, de la prison Mamertine et Tullienne jusqu’au Colisée, colosse de chrétienté, sous le regard calme des verts cyprès et des magnifiques pins parasols, l’étroite voie sacrée, au pavage qui retentit encore du roulement fracassant des chars de généraux ensanglantés et dont chaque dalle pourrait bien raconter à nos oreilles horrifiées pléthore de folies, de conspirations, de mensonges et d’assassinats inouïs... »
Perdu en contemplation devant ce sauvage spectacle, mon imaginaire encore empli de fières légions, toutes cuirassées, harnachées, caparaçonnées et bruyantes, rangées de soldats batailleurs et cruels défilant par centuries (sûrement le symbolisme des péplums), je me dis qu’heureusement, par chance ou par miséricorde, l’oubli et le pardon ont reconquis ces vestiges, laissant même au promeneur la chimère d’un passé heureux, en tout cas un panorama grandiose, un étonnement face auquel je songe une vérité d’évidence troublante :

La poésie demeure et relève le défi d’un monde en ruine !


* * *

L’endroit où je me trouve est une enclave : au propre avec, d’un côté, les 32 mètres d’aplomb de la Roche Tarpéienne qui domine l’imposante forteresse du Palais Sénatorial, dressé sur les ruines du Tabularium, et, de l’autre, l’austérité hautaine de la Curie ; au figuré, c’est un éclair de poésie tonnant pour se faire entendre – assourdi entre les cris de fureur du peuple acclamant les triomphateurs, et les cris de souffrance transformés en scories de colère pétrifiée que nous ont transmis les prisonniers gravissant les Scalæ gemoniæ pour être conduits au supplice –, une enclave étant aussi un fragment de roche étrangère à la masse où elle est englobée…
Cette pensée me ramène aux blocs épars qui jonchent le sol au pied du Tabularium, pont jeté entre les sommets de l’Arx et de l’antique Capitole. Le temps nous a restitué quelques indices : il abritait les archives de l’État Romain, et l’on y pratiquait la glyptique, dont le nom, pris étymologiquement, signifie la gravure dans toutes ses variétés – du grec γλύπτω, je grave –, puisque les lois et traités de Rome y étaient inscrits sur des tables de bronze (tabulae).


Toutefois, les mots célèbres de l’empereur Auguste : « J’ai trouvé Rome de briques, je l’ai laissée de marbre » permettent de supposer qu’ils y gravaient également ce noble matériau, les plaques de rue le confirment, aussi mes yeux avides de découvertes scrutent-ils chaque pouce de terrain en quête d’un signe du passé…

* * *

Las ! Je n’ai rien vu ce jour-là.
Alors j’y suis retourné. Souvent. Longtemps. Dans les semaines, les mois et les ans qui suivirent. Encore et encore.
Irrésistiblement attiré par tout ce marbre dans la blancheur duquel ancrer durablement les mots du poète.

Ut sculptura poesis !

J’ai recueilli patiemment mille et un glyphes éparpillés pour en recomposer le puzzle, non pas la roche primitive, certes, mais seuls trois morceaux d’un triptyque idéal, en m’efforçant de garder trace des intentions premières de son auteur.
Puis un peu à la manière de Champollion, tout déchiffreur étant aussi traducteur par nécessité, dans une herméneutique créative j’ai appliqué mon art et ma science à reconstituer l’originel message.
Cet effort a donné naissance à trois poèmes, retranscrits en français moderne sous forme de sonnets respectivement intitulés Volonté, Pureté, Unité, trois mots qui semblent faire pendant à une devise bien connue : Liberté, Égalité, Fraternité, plus que jamais d’actualité…

[blanc...]

* * *


2005
Romantique Rome Antique.
Ville capitale où l’Histoire – du dallage irrégulier des augustes voies consulaires aux mosaïques de sanpietrini poussiéreux ou luisants, ces petits cubes de basalte extraits des carrières pontificales qui pavent rues et ruelles – affleure toujours et partout.
Ville Poésie. Éternellement.
Jamais remis de ce double impact initial, je ne l’ai plus quittée depuis.


P.S. Qu'y avait-il dans le panier ? un rouleau de p-cul :-)

, , , ,